Par Ferran Gili-Millera, directeur musical d’Amabilis
Le programme est conçu comme une synthèse entre le monde oriental et occidental ; plus particulièrement, entre la musique française et la musique slave, aussi vaste que cette terminologie puisse paraître. L’écart temporel des œuvres proposées empêche bien entendu toute comparaison – celle-ci n’est de loin pas le but de ce concert, mais permet de rapprocher le baroque et le romantisme à travers un élément essentiel de l’histoire de la musique : la danse.
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Parmi les premiers compositeurs romantiques, c’est Frédéric Chopin (1810-1849) qui incarne au mieux la conjonction des cultures slave et occidentale, ouvrant la voie que Tchaïkovski développera quelques décennies plus tard. Installé à Paris en 1831, dans la semaine où la révolte polonaise contre la Russie s’achève par la chute de Varsovie, Chopin ne retournera plus dans sa Pologne natale, mais ne cessera d’aimer son pays et de cultiver les rythmes, les harmonies, les formes et les traits mélodiques qui caractérisent sa musique populaire. Son instrument de prédilection est le piano (la presque totalité de sa production lui est consacrée) et ses compositions les plus appréciées sont d’une durée relativement courte, souvent avec un caractère introspectif et poétique ou, au contraire, héroïque et patriotique : les Préludes, les Études, les Nocturnes, les Impromptus, les Mazurkas, Valses et Polonaises, les Ballades et les Scherzos.
En tant que partitions de plus grandes dimensions, Chopin écrit trois sonates pour piano et une pour violoncelle, et quelques œuvres pour piano et orchestre, dont deux concertos, les variations sur « Là ci darem la mano » de Mozart, un grand rondeau intitulé « Krakowiak » et la Grande Polonaise brillante, pour la même formation.
Les œuvres pour piano et orchestre datent de la période polonaise de Chopin. Il a entre 17 et 20 ans, et il est déjà adulé par la haute société varsovienne, aussi bien en tant que concertiste qu’en tant que compositeur.
Le Concerto pour piano n° 1 en Mi mineur, op.11, est chronologiquement le deuxième, mais il a été publié avec antériorité à celui qui porte le n° 2. Composé pendant l’été 1830 et créé par son auteur en automne de la même année, c’est encore une œuvre de jeunesse, mais contient déjà la marque du génie, particulièrement dans l’écriture de la partie pianistique. La partie orchestrale reste globalement très discrète, et l’effet de la partition est celui d’un grand solo pour piano avec accompagnement, complété par quelques interludes pour orchestre, plutôt qu’un dialogue entre deux entités qui élaborent un discours dans des conditions égales, tel qu’on entend en général l’idéal du concerto romantique.
Le premier mouvement, un Allegro maestoso, s’ouvre avec une large introduction orchestrale, qui présente deux thèmes dans la tonalité principale de Mi mineur (le premier, solennel et emphatique ; le deuxième, plus intime et délicat) puis un troisième en mode majeur, qui fait office de thème contrastant dans la forme de sonate classique ; celui-ci sera déjà légèrement développé avant de donner la première entrée au piano. De prime abord, le mouvement apparente une grande liberté formelle et des qualités proches de l’improvisation, mais il est construit comme une forme sonate (exposition – développement – réexposition) avec deux groupes de thèmes principaux.
Le deuxième mouvement est, selon les critiques, le mouvement le plus accompli du concerto. C’est une romance intimiste et mélancolique, prémisse des futurs Nocturnes. Les cordes, en sourdine, jouent une introduction basée sur une simple gamme ascendante, puis descendante, sur l’amplitude d’un intervalle de sixte majeure. Sur une très brève transition des bassons, le piano expose le thème principal, qui commence également par un intervalle de sixte majeure. Plusieurs Nocturnes commencent en effet de cette même façon ; c’est le caractère général de ce mouvement, ainsi que ses traits mélodiques, qui nous fait penser à ce genre musical que Chopin emprunte au compositeur irlandais John Field et qu’il développera par la suite, l’amenant à constituer l’un des sommets des formes romantiques. En plus, il est probable que son amour par Constance Gladkowska, jeune cantatrice de qui il se contente d’écouter les cours et d’accompagner au piano, sans jamais oser se déclarer, ait été source d’inspiration. Constance assiste à la création de son Concerto, après quoi Chopin quittera la Pologne ; ils ne se reverront plus jamais.
Le musicologue André Boucourechliev affirme que « rien n’est plus révélateur de sa personnalité que cette passive contemplation amoureuse », se demandant si cet amour sublimé « n’a pas été le plus beau des prétextes à l’essor de ce lyrisme… et si Chopin… n’a pas entièrement admis que le seul prolongement de son amour pût se trouver dans son œuvre ».
Pour finir, le troisième mouvement est un Rondeau brillant aux traits de danse cracovienne. Comme dans la Romance, l’orchestre assume la fonction introductive alors que le thème, sur une nuance piano et dans un caractère scherzando, est confié au piano seul, qui entre tout de suite. Quelques développements parmi lesquels s’intercale un grand tutti orchestral donneront pas à un deuxième thème. Le caractère gai et léger domine dans le mouvement et, après quelques modulations surprenantes, Chopin nous conduit à une conclusion empreinte de virtuosité et d’éclat, couronnée par trois énergiques accords finaux.
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Jean-Philippe Rameau (1683-1764) consacre la plus grande partie de sa production à la scène et mène le dernier Baroque français à son apogée, s’opposant avec force aux canons de l’opéra italien. Dans ce domaine, sa création la plus célèbre est l’opéra-ballet « Les Indes galantes », créé en 1735. Comme toutes les œuvres de son genre, il est composé d’un prologue et plusieurs « entrées », quatre dans ce cas particulier. En effet, dans l’opéra-ballet on ne parle pas d’actes, mais d’entrées, dans la mesure où chacune de ces parties présente un argument indépendant de toutes les autres, et elles ne sont reliées que par un thème commun. Les intermèdes dansés, dont le prétexte est fourni par l’action, occupent une place prépondérante.
Dans « Les Indes galantes », les quatre entrées ont en outre la particularité d’être placées à différents endroits de la Terre, à la recherche sans doute d’un peu d’exotisme. Les intrigues situées en Turquie, en Perse, au Pérou et en Amérique du Nord servent donc à introduire un spectacle très varié, où le rôle primordial est attribué à la danse, appuyée par des machineries, des décors et des costumes somptueux.
Oubliée pendant plus d’un siècle et demi, l’œuvre fut partiellement reprise à l’Opéra-Comique en 1925, avant de la représenter enfin dans son intégralité en 1957, à l’opéra royal du château de Versailles en présence de la reine d’Angleterre, en visite officielle en France.
Paul Dukas assura la révision de huit de ses danses, publiées en deux suites différentes, sous la direction de Camille Saint-Saëns. Dans le concert que nous vous présentons la première suite, constituée de la Marche pour la fête des fleurs (entrée 3, « Les fleurs, fête persane »), deux courts Menuets enchaînés (extraits du Prologue), la Danse du Grand calumet de la paix, ou Danse des sauvages, et la Chaconne finale (entrée 4, « Les sauvages »).
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Malgré l’existence d’une importante tradition musicale en Russie, basée, d’une part, sur un richissime folklore, et d’une autre, sur un vaste répertoire lié à la liturgie orthodoxe, ce n’est qu’au XIXe siècle que ce pays rejoint les courants artistiques de la musique occidentale, considérée « savante ».
Mikhaïl Glinka (1804-1857) fut le premier compositeur russe à vouloir concilier tradition populaire et rigueur stylistique, chant folklorique et forme symphonique, ou, comme lui-même le déclara, à vouloir « unir par les liens légitimes du mariage le chant populaire russe et la bonne vieille fugue d’Occident ».
Si, parmi sa production, on retient surtout les opéras « La vie pour le Tsar » et « Rouslan et Ludmilla », c’est aussi la petite fantaisie « Kamarinskaya » qui illustre parfaitement ces propos. Ecrite sur deux chansons populaires très contrastées, la pièce se développe par une série de variations au contrepoint de plus en plus riche, avec une orchestration qui évoque quelques instruments populaires, comme la musette ou la balalaïka. Son premier thème est une chanson de noces (« Par-delà les hautes montagnes ») tandis que le deuxième est une danse rustique très animée, à laquelle la fantaisie doit son titre. Tchaïkovski contribua largement à son succès, après avoir affirmé que cette petite pièce contenait en germe toute la musique russe « comme un gland contient le chêne entier ».
A l’occasion d’un concert qui allait être donné à St-Pétersbourg en 1856, Glinka orchestra la « Valse-fantaisie » qu’il avait écrite pour piano quelques années auparavant. L’idée peut lui avoir été suggérée par sa propre orchestration de l’« Invitation à la danse » de Weber, achevée deux ans auparavant. En effet, les deux œuvres sont construites de façon similaire, en tant qu’un vaste mouvement de valse avec un motif principal exposé à plusieurs reprises, séparées par quelques épisodes contrastants. Dans le cas de Glinka, la Valse est d’un grand charme mélodique. Le thème principal, commencé par les cordes et continué par les flûtes et clarinettes, est teinté de langueur orientalisante, tandis que les motifs secondaires contribuent à définir une œuvre de lignes claires et textures délicates, avec un emploi orchestral de grande finesse.
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Musique française et musique slave, la danse comme moteur du trait musical, le Baroque et le Romantisme, la marge de l’improvisation et la liberté de l’expression personnelle et du tempo rubato, l’admiration pour Bach et l’inspiration dans les sources populaires et folkloriques… voici les principes qui donnent cohésion à ce programme.
Ferran Gili-Millera
Image: Jean-Antoine Watteau (1684-1721): « Les Plaisirs du Bal » (c.1715-1717), Peinture à l’huile, Wikimedia Commons – exposé à Dulwich Picture Gallery (Londres).